• 18 septembre 2025

Concevoir des espaces commémoratifs, c’est intégrer des histoires dans le paysage par le biais d’expériences qui se déroulent au fil du temps. Toutefois, chaque conception a ses propres particularités : comment l’aménagement urbain peut-il incarner la mémoire tout en répondant aux besoins contemporains de connexion, de guérison et d’inclusion? 

Il est essentiel de garder en tête que la commémoration n’est pas une question de permanence. Il s’agit plutôt de créer des lieux qui vivent, respirent et évoluent.   

Cinq principes guident cette approche : 

  • L’expérientiel anime le monumental, invitant les gens à bouger, à ressentir et à s’engager; 
  • Participatif et évolutif, permettant aux communautés de contribuer à leur signification permanente 
  • Une incarnation de l’histoire et de la mémoire, traduisant le récit en expérience sensorielle par le biais de la matière et de la forme 
  • Restaurateur et unificateur, guérissant les divisions sociales et spatiales 
  • Régénérateur et durable, honorant la mémoire tout en soutenant activement les perspectives écologiques. 

Ensemble, ces valeurs encadrent la façon dont la mémoire peut être préservée sans être entravée. Trois projets à la fois distincts et interconnectés – la place Karl-Tremblay, la place des Montréalaises et le parc du Monument irlandais de Montréal – démontrent comment cette approche peut être mise en pratique. 

Place des Montréalaises, Lemay. Illustration.

Plus que des monuments 

Dans le centre-ville de Montréal, la place des Montréalaises – résultat d’une collaboration avec l’artiste Angela Silver et la firme d’ingénierie AtkinsRealis – illustre la façon dont l’infrastructure civique peut devenir une plateforme de mémoire plurielle. Construit sur une ancienne tranchée d’autoroute, le projet reconnecte le Vieux-Montréal avec le cœur moderne de la ville grâce à un plan incliné et à un pré fleuri surélevé. 

Chacun des 86 îlots de fleurs du pré comprends 21 variétés de vivaces, chacune représentant une femme qui a contribué à façonner l’histoire de la ville. Au fil des saisons, chaque jardin fleurit à son tour, marquant à la fois le temps et la mémoire. 

«Le pré est un organisme vivant», explique l’architecte paysagiste Patricia Lussier. «Il rend hommage à l’influence des femmes, mais renforce aussi la biodiversité et la sensation du temps qui passe». 

Le pré flottant est complété par des murs en miroir sur lesquels sont gravés les noms des femmes commémorées, créant ainsi des espaces contemplatifs au sein d’un geste public plus large. Ensemble, ces éléments transforment une infrastructure fragmentée en un espace de résilience et de commémoration, offrant simultanément une nouvelle zone végétalisée bénéfique pour la santé de la communauté. 

«Les espaces commémoratifs sont passés de monuments statiques à des environnements dynamiques et inclusifs», explique Patricia Lussier. «Ce ne sont plus seulement des sites de commémoration, mais des lieux de rassemblement, de protestation, de guérison et de dialogue. 

Place Karl-Tremblay, Lemay. Illustration.

Mémoire participative 

Sur la place Karl-Tremblay, située à L’Assomption, la mémoire est conçue comme un acte collectif. Le projet a vu le jour à la suite du rassemblement spontané de milliers de personnes après le décès du chanteur et leader des Cowboys Fringants en 2023. 

Plutôt que d’imposer un monument, le site crée un espace de contribution permanente. Un mur commémoratif, où figure l’une des cravates de Tremblay, invite les visiteurs à y ajouter la leur, transformant le mur en une galerie vivante des hommages et des émotions du public. 

«C’est un espace qui évolue avec sa communauté», explique Mylène Carreau, responsable de la conception du projet. «Il reflète les valeurs incarnées par Karl : l’humilité, l’humour, l’inclusion et la protection de l’environnement. 

Le projet évoque également l’univers singulier des Cowboys Fringants, en empruntant leur lexique et les symboles liés à leur œuvre pour créer un espace de découverte et de résonance.

Le site comprend également une esplanade verte, un pavillon, une fontaine et des espaces de rassemblement, offrant un lieu de rencontre informel et de commémoration symbolique. Conçu pour être accueillante et familière, la place incarne la commémoration non seulement en tant que réflexion, mais aussi en tant que célébration. 

Place des Montréalaises, Lemay. Illustration.

Soigner par le design 

Au pied du pont Victoria, le parc du Monument irlandais de Montréal permet à la ville de renouer avec un chapitre profondément enfoui de son passé. En 1847, 6000 immigrants irlandais morts du typhus ont été enterrés près de ce que l’on appelle aujourd’hui le Rocher noir, le plus ancien monument commémoratif de la famine irlandaise au monde. 

La nouvelle conception de l’espace s’articule autour d’une agora et d’un bassin miroir, plaçant le rocher noir au cœur symbolique de la place. Un grand mur en acier corten, gravé de 6000 croix celtiques et d’illustrations d’archives, s’étend sur le site comme la coque d’un navire. Depuis le belvédère en forme de proue, les visiteurs font face au fleuve Saint-Laurent et, symboliquement, à l’Irlande. 

«On a cherché à intégrer les voix de la communauté irlandaise de Montréal», explique Marie-Eve Parent, l’une des conceptrices du projet. «Les commentaires de la communauté ont inspiré l’intégration de formes celtiques, de matériaux de pierre et de références paysagères qui évoquent l’héritage irlandais. 

Le parc est un espace public et cérémoniel. Il comprend de vastes espaces verts, un pavillon pour se réunir et des éléments d’interprétation reliés à la voie internationale du Great Famine Way, transformant ainsi une blessure historique en un acte de réconciliation transnationale. 

Concevoir pour l’avenir 

Ces trois projets ont en commun une approche orientée vers l’avenir. Ils sont pensés pour durer, évoluer et demeurer pertinents, que ce soit par le biais de cycles de plantation saisonniers, d’une programmation flexible ou d’espaces qui invitent à un engagement permanent. «La mémoire n’est pas statique», déclare Marie-Eve. Parent. «La participation, la conception sensorielle et la pensée écologique permettent aux espaces commémoratifs de rester pertinents à travers les générations». 

La durabilité agit comme un fil conducteur : les plantations indigènes, la gestion des eaux de ruissellement et les stratégies de biodiversité garantissent que ces espaces sont aussi résistants sur le plan écologique qu’ils sont significatifs. 

«Le geste commémoratif d’aujourd’hui doit également être régénérateur», ajoute Patricia Lussier. «Pas seulement sur le plan symbolique, mais aussi sur le plan écologique». Ce ne sont pas des récits en vase clos. Ce sont des plateformes prêtes à accueillir des événements publics, des rassemblements spontanés, des cérémonies, des visites discrètes et des rituels personnels. 

Un héritage vivant 

Les espaces commémoratifs font plus que préserver la mémoire : ils créent les conditions nécessaires à la création d’un lien permanent. Grâce à la mémoire rendue tactile, le paysage devient une véritable archive vivante. Grâce à la participation collective, la perte devient un lien. Et grâce à une conception résiliente et ouverte, le souvenir devient une invitation à se rassembler, à réfléchir et à grandir. 

Notre compréhension de l’histoire évolue, tout comme la manière dont nous l’honorons. Ces espaces montrent comment la conception peut servir de pont entre les générations, dynamiser l’espace public et refléter les valeurs changeantes des sociétés dans lesquelles nous vivons. 

Ce que nous choisissons de nous rappeler et la manière dont nous choisissons de le faire façonne non seulement notre passé, mais aussi notre avenir collectif.