• 12 août 2021

L’année dernière, Grace Coulter Sherlock et Marie El Nawar ouvraient chacune de leur côté des dialogues similaires, soulevant des questions sur le rôle du design. Ce n’est pas d’hier que les conceptrices partagent un intérêt pour la notion du design comme forme d’activisme, elles ont donc été mises en contact afin d’unir leurs forces. C’est ainsi que, lorsque l’état de crise international de 2020 s’est dessiné, elles furent appelées à pousser la réflexion sur la façon dont les modèles de pratiques canadiennes priorisaient l’éthique et le design pour répondre aux enjeux auxquels le monde actuel est confronté. Leurs conclusions débouchant sur une vue d’ensemble de la façon dont le changement se produit dans la pratique, elles se sont assises le temps d’une conférence virtuelle de l’Institut royal d’architecture du Canada en mai 2021. C’est à la suite de cette présentation que nous avons eu la chance de nous entretenir avec Grace et Marie afin de discuter de leur cheminement de recherche, leurs résultats, mais aussi d’aborder, à cœur ouvert, leurs espoirs pour l’avenir.

Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer comment les modèles de pratique évoluaient et répondaient au climat social, politique, financier et environnemental actuel ?

Marie : Je trouvais le statu quo actuel troublant. C’est à ce moment j’ai découvert que Grace et moi cherchions à investiguer et à s’engager dans la même conversation, plus large, sur le rôle et les responsabilités des architectes. J’ai eu la chance d’enseigner à l’Université McGill, et j’ai pu y constater que les étudiants en architecture d’aujourd’hui se préoccupaient davantage de l’éthique et de la responsabilité de la pratique, ce qui contrastait avec mon expérience d’étudiante, il y a de nombreuses années. Cette expérience a déclenché beaucoup de questionnements chez moi. Avec les changements considérables qui se sont produits au cours des deux dernières années, j’ai senti que c’était le bon moment pour ouvrir le dialogue.

Quelle est, selon vous, la nouvelle normalité et comment sommes-nous arrivés à ce changement?

Grace : La nouvelle normalité fait référence aux croisements et à l’amplification d’une série de crises contemporaines et de société, comme les changements sociaux et politiques, les perturbations climatiques et la densification rapide, pour ne citer que ceux-ci. Elle appelle donc à de nouvelles visions de la pratique du design, à l’adoption de nouvelles méthodes collectives et holistiques pour œuvrer vers des changements systémiques. Bien que ce terme ait été inventé dans le monde universitaire, il a gagné en popularité l’année dernière, lors de la pandémie. L’expression « nouvelle normalité » a été largement adoptée et popularisée dans les médias compte tenu des événements de l’année dernière, nous sommes donc saturés par celle-ci.

Nous avons vu l’éthique s’introduire progressivement dans la pratique au cours des dernières années – comment se manifeste-t-elle au niveau académique et professionnel ?

Marie : L’architecture est historiquement l’une des principales formes d’art dans la société, avec la peinture et la sculpture. Jusqu’au 20e siècle, il était impensable d’imposer une morale à l’art, nous avons ensuite vu les perspectives changer. L’éthique s’est alors progressivement imposée dans la pratique, favorisant ainsi un changement de paradigme vers cette idée d’un bien fait plus grand. Nous assistons actuellement à l’envolée d’une génération d’étudiants et d’architectes émergents passionnés, mais aussi à des pratiques établies qui deviennent plus ouvertes aux questions. Il est important d’avoir ces deux aspects.

Dans le cas de la pratique, où et comment le changement peut-il émerger ?

Grace : Dans le cadre de notre recherche, notre approche a consisté à identifier les pratiques et les modèles d’affaires canadiens où un véritable changement systémique a lieu ou est sur le point de se produire. Nous avons ensuite identifié les acteurs de changement pour les classer en trois groupes : ceux qui conçoivent l’intérieur, ceux qui conçoivent l’extérieur et ceux qui conçoivent au-delà de tout ça. Le groupe concevant de l’intérieur peut être décrit comme innovants, travaillant au sein des modèles traditionnels de production architecturale, tout en réinventant la mise en œuvre de nouvelles méthodes de travail pour répondre aux défis d’aujourd’hui, par l’acte de construire. Ceux qui conçoivent à l’extérieur sont des praticiens qui travaillent à la limite de la profession, repoussant ou redéfinissant ses frontières. La conception au-delà englobe à la fois les praticiens et les non-praticiens qui travaillent en dehors du domaine des modèles traditionnels d’architecture/de conception et qui appliquent leurs compétences pour résoudre les défis sociétaux actuels. Il n’y a pas de voie ou d’approche unique à prendre lorsqu’on examine le rôle du design aujourd’hui et la manière dont les différents acteurs peuvent répondre aux problèmes de notre société. Il existe de nombreuses façons de transformer la façon dont nous pratiquons. Dans le cas des praticiens que nous avons interrogés, beaucoup d’entre eux ont changé leur rôle collectif et déplacé leur attention, passant des questions de sémantique et d’iconographie vers la pertinence, adoptant ainsi des modèles hybrides.

En quête de pertinence, de sens et de responsabilité

Marie et Grace voient l’avenir du rôle du design d’un bon œil et apprécient sa capacité à rester agile face à un contexte en constante évolution. « Les personnes que nous avons interrogées nous ont étonné car elles n’étaient pas seulement « agiles » : elles remettaient aussi continuellement en question le statu quo, s’attaquant à des questions sociétales difficiles tout en réinventant leur pratique et elles-mêmes pour construire un nouveau contrat social entre la profession et le public. Ces gens ont déplacé leur attention des questions de sémantique et d’iconographie vers des questions de pertinence. Et pour moi, c’est ce qui est vraiment intéressant », a conclu Marie. Cet état constant d’évolution est ce qui permet à l’architecture de rester prête à évoluer. Au-delà de l’agilité, cette conversation plus large vise vraiment à rechercher la pertinence, le sens et la responsabilité dans la pratique, face au changement et à la crise. Les réalités d’aujourd’hui sont différentes de celles d’il y a dix ans, et la pratique doit en être le reflet. Le couple a l’intention de poursuivre ses recherches en continuant à identifier les voies et les rôles dans lesquels le changement dans la pratique peut s’opérer.

Lisez L’évolution du rôle de l’architecte dans le contexte actuel – un article qui explore l’avenir de la profession, tel que discuté à DesignTO avec Marie El Nawar et Andrew King.

 

Black and white portrait of Grace Coulter Sherlock, designer at lemay

Grace Coulter Sherlock

En tant qu’associée et directrice régionale de Lemay pour l’Ouest canadien, Grace supervise toutes les étapes du processus de conception, fournissant à l’équipe des conseils, une direction créative et un soutien. Elle a conçu un large éventail de projets d’architecture et de design d’intérieur primés à travers le Canada, dont beaucoup s’ajoutent aux paysages des prairies et des montagnes de l’Ouest. La pratique de l’architecture de Grace est centrée sur la recherche et le dialogue entourant des modèles de conception inclusifs.

Black and white picture of Marie El-Nawar, Architect at Lemay

Marie El Nawar

Marie El-Nawar est architecte et chef de file en matière de design et de recherche au sein de la cellule de recherche en design de Lemay. Elle croit en une approche de conception collaborative et intégrée, plaçant l’expérimentation au cœur de sa pratique. Son engagement envers la recherche et le développement de nouvelles méthodologies de conception lui a permis de diriger la conception de nombreux projets primés au Canada.